Une nouvelle résidence consacrée à l'édition savante
Dans le cadre de son programme de résidences, le HN-lab accueille Servanne Monjour pour initier un projet de “sauvetage” de données de recherche publiées sur des plateformes obsolètes et/ou non conformes aux standards de la publication scientifique. Au programme: chaîne de rétroconversion d’articles scientifiques, formalisation d’une nouvelle chaîne éditoriale arrimée à Stylo, déploiement d’une solution low-tech pour les revues savantes, création d’un référentiel situé à partir de l’analyse de données d’un répertoire Omeka… Le projet s’inscrit ainsi dans une réflexion sur l’édition scientifique initiée au HN Lab depuis deux ans (cf. ce billet).
La plateforme phlit.org
Phlit.org est une plateforme consacrée au domaine de la photolittérature – un domaine de recherche qui s’est développé à partir des années 1990 et qui, en deux mots, s’attache à l’étude des interactions entre la littérature et la photographie.
Elle a été développée dans le cadre de plusieurs projets financés, notamment par le FRQSC au Canada ou encore par la MSHB. Le projet Phlit avait pour ambition initiale la légitimation d’un champ encore émergent des études littéraires, via la mise en évidence d’un corpus singulier, au croisement de la photo et du texte littéraire, et via la formalisation d’une communauté de chercheurs intéressés par ces questions.
La plateforme associe à l’heure actuelle deux CMS :
• un CMS Omeka (version 2.7.1) où se trouve un répertoire des œuvres photolittéraires du XIXe au XXIe siècle,
• un CMS Wordpress dédié à la publication de la Revue internationale de photolittérature, déjà forte de 4 numéros, ainsi qu’une cinquantaine d’articles republiés en libre accès, jugés représentatifs du champ photolittéraire.
Problématiques de la résidence
Si la plateforme Phlit contient de nombreuses données, ces dernières ne sont pas reliées entre elles, et il est difficile de les interpréter en tant que telles. Par ailleurs, la plateforme est fondée sur des technologies soit obsolètes (Omeka), soit peu vertueuses au regard des standards scientifiques (comme le Wordpress sur lequel la revue est publiée). Alors qu’une mise à jour s’impose afin de sauvegarder ce travail de recherche, c’est également l’occasion de procéder à un grand nettoyage des données, en vue de leur analyse et de leur enrichissement, mais également d’opter pour des choix techniques alternatifs, plus vertueux en termes de pérennisation et d’indexation, dans une “perspective low-tech”, pour reprendre le titre d’une publication toute récente de Gauthier Roussilhe et Quentin Mateus.
La résidence couvre ainsi deux grandes problématiques et autant de chantiers :
[1] Chantier éditorial. Une revue scientifique peut-elle se passer d’une plateforme de publication ?
La Revue internationale de photolittérature a vu le jour après la création du répertoire phlit, dont l’objectif premier était la constitution d’un corpus d’oeuvres photolittéraires, destiné à démontrer la pertinence d’un champ encore inexploré. Le balisage de ce corpus a par ailleurs permis de rassembler, puis de consolider, une communauté de chercheurs et de chercheuses francophones dont les travaux portaient sur les relations entre texte et images, et qui se sont peu ou prou reconnus sous ce label “photolittéraire”. La revue est née dans le sillage de ces étapes indispensables à la constitution du champ de recherche photolittéraire, auquel elle a ajouté une forme de légitimation. Dans un souci de conserver la cohérence de l’écosystème de la plateforme Phlit (qui, dès le départ, associait un CMS OMEKA pour la partie répertoire et un CMS Wordpress destiné à publier des informations sur les projets en cours – colloque, journées d’étude, parutions, etc.), la revue a été arrimée à la brique Wordpress de la plateforme, en empruntant la charte éditoriale de la revue québécoise Muse Medusa, également construite sur ce CMS.
Facile à prendre en main pour un groupe de chercheurs qui n’étaient pas formés en édition, le site Wordpress présente cependant de nombreuses limites en termes de modélisation et de structuration des données. Ce premier chantier éditorial comprend ainsi deux grandes phases :
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(1) établir un protocole de rétroconversion des numéros de la revue déjà parus
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(2) proposer une nouvelle solution de publication, basée sur un format structuré et pérenne.
L’éditeur Stylo, qui défend une philosophie de single source publishing, constituera le pivot de cette nouvelle chaîne éditoriale. La problématique, ici, s’enrichit d’une contrainte, car nous souhaitons éviter d’utiliser les CMS spécifiquement dédiés à l’édition scientifique. Il nous apparaît en effet que les CMS, parce qu’ils proposent justement des formats et des protocoles de publication préconstruits, ont tendance à exercer un déterminisme formel voire, par extension, un déterminisme de la pensée. L’objectif est de redonner aux éditeur la maîtrise de leur outil de publication – ce qui doit passer à la fois par une meilleure transparence des outils, mais également par une meilleure littératie numérique côté éditeurs. Mais comment déplateformiser une revue tout en garantissant le maintien de standards éditoriaux (indexation, citabilité, etc.) ? En quoi la déplateformisation peut-elle faire émerger de nouveaux usages de l’écriture scientifique (et, peut-être, de nouvelles idées, comme le suggère dans sa thèse Nicolas Sauret) ? La résidence au HN-Lab donne l’occasion de réfléchir à la conception éditoriale et aux enjeux épistémologiques d’une revue low-tech, en couvrant l’ensemble de la chaîne de production de l’article jusqu’à sa publication, tout en gardant à l’esprit, comme le dit bien Stéphane Pouyllau dans ce billet, qu’“aucun système n’est bien sûr totalement parfait et il ne faut pas oublier que si l’on recherche la pérennité d’un dispositif sociotechnique, il faut plus regarder du côté de l’organisation (humaines, technologiques) qui le met en place que de l’espoir qu’il sera assez bien conçu et robuste pour traverser les années sans être dépendant au monde technologique qui l’entoure.”
[2] Chantier analyse de données. Comment modéliser un domaine de recherche ?
Le second volet de la résidence porte sur l’analyse sémantique des données phlit, en vue d’uniformiser et de structurer les descripteurs du répertoire des oeuvres photolittéraires (le corpus d’oeuvres que le projet phlit cherchait à identifier et baliser dès ses débuts) ainsi que les mots-clés de la revue.
En ce qui concerne le répertoire, les notices ont été réalisées par une communauté de chercheurs encouragés à enregistrer leur corpus de recherche personnel et à produire leurs propres mots-clés (ajoutés à des métadonnées documentaires traditionnelles). Cette méthode de travail a conduit à une multiplication de descripteurs parfois très précis, adaptés à des questions de recherche tout aussi précises et portant sur des corpus limités. Paradoxalement, la nécessité de penser le corpus à grande échelle n’a pas été prise en compte assez tôt, et aucun travail d’uniformisation n’a été effectué à partir de ces données : les descripteurs choisis par un chercheur pour baliser son corpus, et donc les questions de recherche qui l’accompagnent, ne dialoguent que très peu voire aucunement avec ceux des autres chercheurs. Le répertoire continue de s’enrichir, mais de manière fragmentée et peu dialogique.
Ce chantier – qui devra intégrer une partie de la communauté phlit – permet d’ouvrir des questions épistémologiques complexes : comment définir et reconnaître un concept photolittéraire ? La problématique sous-jacente à cette question concerne le sens, mais également l’originalité de concepts utilisés dans des travaux revendiquant leur appartenance au champ de la photolittérature, mais que l’on peut retrouver dans des disciplines ou des approches connexes : visual studies, intermédialité, etc. Ainsi, qu’est-ce qui va distinguer le terme “photographie”, ou même le terme “image”, selon que l’on travaille en études photographiques, en visual studies, en études intermédiales, ou en photolittérature ? Sur quoi s’appuie la distinction entre la photolittérature et l’intermédiatité ? Peut-on voir émerger des tensions entre les différentes approches disciplinaires ? L’enjeu est ici de démontrer que le champ photolittéraire se justifie pas seulement par son corpus, mais également par un modèle épistémique qui s’est construit à partir de ce corpus, et qui s’incarne notamment dans ses concepts, dont la base de données Phlit offre un échantillon représentatif.