Ce billet propose une courte recension de l’ouvrage de Luciano Floridi, L’éthique de l’intelligence artificielle, Éditions Mimesis, Philosophie n°93, 2023.

Nous nous focaliserons sur les points qui nous intéressent plus particulièrement au sein du HN Lab. Il sera divisé en deux parties : la première sur la réflexion philosophique et épistémologique de l’intelligence artificielle développée par Floridi, la seconde sur ses réflexions concernant l’éthique de l’intelligence artificielle.

Introduction

Quand une porte se ferme, une autre s’ouvre […] et cette fois, si je ne réussis pas à en trouver l’entrée, ce sera ma faute (Don Quichotte, XXI).

Nous façonnons nos batiments. Ce sont eux qui nous façonnent ensuite (W. Churchill).

Écrit juste avant l’arrivée des grands modèles d’intelligence artificielle (IA) génératifs, le livre de Luciano Floridi garde cependant une actualité brûlante en ce qu’il propose une réflexion qui n’est pas historique, mais avant tout philosophique et épistémologique de la question sur l’intelligence artificielle qui se poursuit sur une réflexion centrée sur les questions éthiques.

Reconnu comme l’un des plus importants théoriciens de la philosophie de l’information et de l’éthique de l’informatique, Luciano Floridi développe depuis quelques années une oeuvre globale et systématique sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) et sur l’informatique, les Principia Philosophiae Informationis, en quatre volumes : La philosophie de l’information (2011), L’éthique de l’information (2013), La logique de l’information (2019) et L’éthique de l’intelligence artificielle (2023).

Le point de départ qui sous-tend l’ensemble de ses ouvrages est le constat d’une submersion des individus et de la société dans l’information et le numérique, submersion qui introduit de profondes transformations dans les rapports humains et dans le rapport qu’entretiennent les individus face au monde. Plus précisément, Floridi montre qu’il n’est plus possible de distinger une vie connectée d’une vie déconnectée, un rapport au monde directement analogique ou numérique (vie online, vie offline). Selon lui, nous vivons à présent dans un rapport au monde onlife, qui ne cesse d’être enchâssé dans un monde enveloppé par le numérique - nous verrons plus précisément en quel sens.

La thèse principale développée dans l’ensemble de l’ouvrage est que l’IA est rendue possible par un découplage de l’intelligence et de la capacité d’agir. Dans cette perspective, l’intelligence artificielle n’est pas à comprendre comme une nouvelle forme d’intelligence, elle n’est pas à comprendre d’un point de vue cognitif, mais davantage comme un nouvelle forme d’agir propre qui doit interroger la façon dont on modèle notre rapport au monde (ou dont l’IA remodèle ce même rapport) et nos implications actives ou passives dans ces modélisations.

L’ouvrage se divise en deux parties :

  1. Une interprétation philosophique de l’IA en tant que technologie, à partir d’une interprétation de son passé, présent et avenir : l’IA représente un divorce sans précédent entre la capacité d’agir et l’intelligence.
  2. Une investigation théorique des conséquences de ce divorce : l’IA est une nouvelle forme d’agir qui peut être exploitée de manière éthique et non éthique.

Première partie : comprendre l’IA

De la logique aux statistiques

Dans cette première partie, Luciano Floridi propose une interprétation philosophique (et non un tableau historique exhaustif) de l’IA. Il part du constat qu’il s’est opéré un déplacement historique de l’IA du champ des logiques mathématiques vers celui des statistiques, focalisant son attention non plus sur les opérations logiques mais sur l’inférence et la corrélation statistique1. Ce déplacement rejoint ce que Floridi nomme les “deux âmes de l’IA” :

  • L’IA cognitive, réellement intelligente, qui pense, qui produit de l’intelligence (ie. celle qui n’existe pas).
  • L’IA d’ingénierie, celle qui s’intéresse à la reproduction de comportements intelligents (ie. celle que nous cotoyons aujourd’hui).

Ce déplacement se double d’une entrée dans une ère historique qu’il qualifie d’âge de la conception. Si chaque époque peut être comprise selon un certain paradigme, la post-Renaissance comme l’âge des découvertes, la modernité tardive et les révolutions industrielles comme l’âge des inventions, notre époque qui a vu advenir le numérique est par excellence celui de la conception. En réduisant les contraintes et en augmentant les possibilités dont nous disposons, le numérique offre une liberté croissante d’agencement et d’organisation du monde ; ce qu’il manque encore, c’est un projet organisateur (humain).

Mais, avant cela, il convient de s’interroger sur la définition de l’intelligence artificielle.

Définition(s) de l’IA

“Qu’est-ce que l’IA ?” : je le sais quand je la vois.

Dans une enquête de 2007, Legg et Hutter recensaient 53 définitions de l’intelligence et 18 de l’IA2. Contre une définition tautologique de l’IA ou négative (“l’intelligence artificielle désigne l’intelligence dont peuvent faire preuve les machines par opposition aux humains”), Floridi propose une définition contrefactuelle de l’IA, reprenant ainsi les définitions fournies par McCarthy, Minsky, Rochester et Shannon dans leur Proposition pour le projet d’été de recherches sur l’intelligence artificielle en 1955 :

Aux fins du présent document, le problème de l’intelligence artificielle est considérée comme étant celui de faire ne sorte qu’une machine se comporte d’une manière qui serait qualifiée d’intelligente si un être humain se comportait ainsi3.

L’attention est portée uniquement sur la reproduction d’un comportement et non sur la nature réellement intelligente ou non de l’opération réalisée. Cette définition contrefactuelle, qui focalise son attention sur la reproduction d’un comportement et du résultat accompli par l’IA rejoint d’ailleurs l’esprit du test de Turing et du prix Loebner4.

L’IA : un découplage de l’agir et de l’intelligence

Contre l’interprétation de la doxa qui considère l’IA comme le couplage d’un mécanisme technique à une tâche nécessitant une forme d’intelligence, Floridi oppose l’idée que toute tâche résolue par une système d’intelligence artificielle est, de fait, non-intelligente. Et plus encore, que ce divorce avec l’intelligence est la condition même pour que cette IA soit efficace, qu’elle réalise sa tâche avec succès. Il écrit :

L’IA n’accomplit une tâche avec succès que si elle peut découpler l’accomplissement de cette tâche de toute nécessité d’être intelligente en le faisant. Par conséquent, si l’IA réussit, alors le découplage a eut lieu, et il a été démontré que la tâche peut être découplée de l’intelligence qui semblait être requise (par exemple, chez un être humain) pour conduire au succès.5

C’est à partir de cela que l’on peut comprendre pourquoi l’IA est une “ressource croissante d’agir interactif, autonome et souvent auto-apprenant”, pouvant exécuter un nombre croissant de tâches qui seraient impossibles à l’homme.

En bref, l’IA est définie en fonction des résultats et des actions de l’ingénierie. Dans la suite de cet ouvrage, je traiterai donc l’IA comme un réservoir “d’agir ingénieux” à portée de main.6

Environnement favorable et enveloppement

Si l’IA a pu s’imiscer dans l’ensemble de nos interactions quotidiennes, au point qu’il devient impossible de distinguer ce qui relève proprement de l’analogique ou du numérique, de l’humain et de l’artificiel, c’est parce que nous avons construit un environnement favorable à l’IA ou un ensemble de micro-environnements dans lesquels les algorithmes peuvent effectuer des tâches spécifiques. Floridi écrit :

C’est l’environnement qui est conçu pour être adapté aux robots et non l’inverse. Ainsi, nous ne construisons pas des droïdes comme C-3PO dans Star Wars pour laver la vaisselle dans l’évier exactement comme nous le faisons. Au lieu de cela, nous créons des micro-environnements autour de robots simples afin d’adapter et d’exploiter leurs capacités limitées tout en fournissant le résultat souhaité7.

C’est en prenant conscience de ce pouvoir de remodèlement de l’environnement de l’IA - ce que Floridi appelle le pouvoir de ré-ontologisation du numérique - que nous serons en mesure de prendre les bonnes décisions et concevoir des solutions technologiques éthiquement justes.

Big Data, Small Data et nature des données

À ce pouvoir de réontologisation du numérique s’ajoute un virage qui tient à l’amélioration de l’IA ces dernières années. Si les années 2010 on mis l’accent sur la quantité de données, on observe un revirement depuis quelque temps sur la question de la qualité des données, qui permettra en effet à l’IA de réussir davantage et d’être plus fiable si elle dispose de données de qualité, curées, documentées.

Cette question de la quantité et de la qualité se double immédiatement de la question de la provenance des données. Floridi reprend une typologie classique entre trois types de données :

  • Données historiques : désigne les données “authentiques” ou “réelles”, qui ont été produites par des humains.
  • Données synthétiques : données entièrement générées par l’IA, comme par exemple celles d’AlphaZero, algorithme développé pour les échecs qui s’est entraîné contre lui-même en ayant à l’origine que les règles du jeu.
  • Données hybrides : données mixtes, ayant été générées artificiellement à partir de données historiques.

Tâches difficiles, complexes et enveloppement :

À cette typologie sur les données doit s’ajouter une typologie sur la nature des tâches demandées à l’IA, notamment entre tâches difficiles (c’est-à-dire qui demandent une certaine habileté) et tâches complexes (qui demandent un certains nombre d’étapes pour être réalisées). Quelques exemples :

  • Allumer la lumière : facile en terme de compétence, simple en termes de processus.
  • Faire ses lacets : difficile en termes de compétences, simple en termes de processus.
  • Repasser les chemises : difficile en termes de compétences, complexe en termes de processus.
  • Laver la vaisselle : facile en terme de compétence, complexe en termes de processus.

Floridi fait remarquer que l’IA est extrêmement efficace sur des tâches complexes en termes de processus et facile en termes de compétences (ex : laver la vaisselle), dans la mesure où chaque tâche peut être divisée en sous-tâches et qu’il est aisé de créer un environnement propre à la réalisation de cette tâche (enveloppement). En revanche, l’IA peine à réaliser des tâches simples en termes de processus, mais difficiles en termes de compétences ou d’habileté (ex : lacer ses chaussures). Il écrit :

Aussi ingénieux soient-ils, nos artefacts ne sont pas doués pour accomplir des tâches et résoudre des problèmes qui exigent un haut degré d’habileté. En revanche, ils sont fantastiques lorsqu’il s’agit de résoudre des problèmes qui exigent des degrés de complexité très élevés. Ainsi, l’avenir d’une IA réussie réside probablement non seulement dans des données de plus en plus hybrides ou synthétiques, mais aussi dans la traduction de tâches difficiles en tâches complexes. Comment réaliser cette traduction ? […I]l faut transformer (envelopper) l’environnement dans lequel l’IA fonctionne en un environnement favorable à l’IA.8

  1. p. 47. 

  2. Legg, S., & Hutter, M. (2007). Universal intelligence: A definition of machine intelligence. Minds and machines, 17, 391-444. 

  3. McCarthy, J., Minsky, M. L., Rochester, N., & Shannon, C. E. (2006). A Proposal for the Dartmouth Summer Research Project on Artificial Intelligence, August 31, 1955. AI Magazine, 27(4), 12. https://doi.org/10.1609/aimag.v27i4.1904. 

  4. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Test_de_Turing, notamment : “Le test de Turing est une proposition de test d’intelligence artificielle fondée sur la faculté d’une machine à imiter la conversation humaine” (nous soulignons). Voir également : https://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_Loebner. 

  5. p. 57. 

  6. p. 75. 

  7. p. 77. 

  8. p. 103.