D’Antoine Courtin à Alix Chagué, une certaine communauté de chercheur·e·s, conservateurs et conservatrices dans le domaine patrimonial, ont investi les bots comme une pratique ludique et décalée. Les bots se sont en effet révélés des vecteurs de médiation de collections et de corpus particulièrement adaptés aux réseaux sociaux où ils ont pris leurs quartiers.

Dans ce billet, je m’intéresse plus particulièrement aux écritures induites par la pratique des bots, et à la manière dont les bots permettent de renouveler l’écriture comme activité centrale de la recherche. J’inscris ainsi cette réflexion dans une exploration plus large des transformations en cours des pratiques et de la notion-même d’écriture, que ce soit dans le milieu académique ou dans des « communautés d’écriture » particulières.

Les échanges du 6 mai 2021 entre praticien·ne·s de bots ont en effet révélé dans quelle mesure les bots pouvaient constituer ce que j’ai appelé dans ma thèse « des écritures dispositives », c’est-à-dire des écritures qui agissent et qui performent aussi bien leur énoncé que le milieu qui les énonce.

Le bot comme fabrique

Interrogé·e·s sur leurs motivations pour concevoir un bot, les praticien·ne·s sont unanimes : concevoir et réaliser un bot relève d’une joyeuse récréation dans un environnement institutionnel par ailleurs extrêmement injonctif. Tout comme un tweet ou un post de blog par exemple, le bot n’entre dans aucune grille institutionnelle pour l’évaluation des chercheur·e·s1. Il s’agit là encore d’une écriture à la marge, s’inscrivant d’un côté dans une certaine dynamique de valorisation au sein de la communauté mais échappant à la reconnaissance institutionnelle.

De ce point de vue, les créateur·e·s de bot apparaissent comme des makers, engagé·e·s dans l’expérimentation de nouvelles formes, mais aussi dans les valeurs que porte le mouvement des makers. On se souvient comment les humanités numériques ont revendiqué à leurs débuts ce goût du faire et l’importance de la fabrique pour renouveler les modalités de la recherche en sciences humaines et sociales. Ainsi, l’écriture et la réalisation du bot relèvent bien d’une praxis dont les effets réflexifs sont supposés venir nourrir le travail théorique.

Mais cette récréation est aussi considérée par les praticien·ne·s comme une « impertinence ». Souvent associé à l’industrialisation de l’écriture, le bot s’amuse à ouvrir par l’absurde un espace de réflexivité pour interroger cette industrialisation. Impertinent, il l’est aussi vis-à-vis des institutions lorsqu’il relève de l’exploration des marges ou lorsqu’il affiche une futilité caractéristique, ce qu’assument volontiers les makers de bots.

Extrait du post de blog d'Antoine Courtin

Extrait du post de blog d’Antoine Courtin sur son #BotInfoCom – #justforfun

Récréation ou respiration, la fabrique du bot participe in fine d’une démarche de recherche-création, de part l’écriture de son code et de part les écritures anticipées par l’auteur du bot. Les praticien·ne·s associent ainsi leur production avec la littérature sous contrainte dans la tradition de l’Oulipo par exemple, dont on connaît la complexité de certains protocoles d’écriture.

Le bot comme processus

Les échanges ont également fait ressortir la nature processuelle de la pratique du bot, engagée dans plusieurs processus qui s’enchevêtrent.

En premier lieu, les auteur·e·s de bots affirment que le processus de conception, de réalisation et de maintenance d’un bot est probablement plus intéressant que les productions du bot. On retrouve ici une caractéristique classique de la création artistique depuis le début de l’art conceptuel. Dans le mouvement des makers, ce déplacement de valeur de l’artefact vers le processus de fabrication se matérialise par la documentation du processus, conformément à l’esprit de partage et de transmission du savoir-faire. La documentation interne du projet FranklinFortBot relèverait davantage du carnet de terrain propre à intéresser une archéologie de la démarche, mais elle est emblématique d’une conscience de la trace et de son importance.

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Historique du fichier de documentation (logs.md) du projet Franklin Ford Bot.

On retrouve ce même esprit chez les praticien·ne·s interrogé·e·s, tou·te·s pointant d’ailleurs le démarrage de leur pratique à partir du post d’Antoine Courtin explicitant de manière succincte mais didactique les dessous de son #BotInfocom.

Cette double écriture du code et de sa documentation reflète l’adoption des bonnes pratiques déjà présentes dans le développement informatique et largement encouragées et facilitées sur les forges logicielles comme Github ou Gitlab. Plus spécifiquement, le format notebook, dont la pratique se développe dans les sciences humaines, offre un espace d’écriture unique où peuvent converger écriture informatique et écriture discursive. Hypothèses, données, traitements de la donnée, documentation et analyse des traitements, c’est toute la panoplie de l’expression scientifique qui peut désormais cohabiter. Dans le cadre de son axe sur l’écriture scientifique, le HN Lab a engagé une réflexion particulière sur ce nouveau mode d’« écriture exécutable ».

Sans pouvoir développer ici, ces pratiques d’écritures sont étroitement liées aux plateformes communautaires de forges logicielles telles que Gitlab ou Github. Initialement conçues pour la gestion de versions et le partage de code logiciel, ces plateformes tendent à devenir de véritables dépôts de codes, d’écritures et de données, outillés de fonctionnalités communautaires particulièrement pertinentes dans le contexte scientifique (revue par les pairs, collaboration, fairisation). Notre hypothèse est qu’elles constituent des alternatives à la publication scientifique traditionnelle proposant un déplacement de la notion même de publication vers un partage opérationnel de ressources directement réutilisables.

La pratique du bot n’est pas tout à fait éloignée de cette dynamique. Et il est intéressant de noter comment le bot, en tant qu’objet de communication alternative, existe lui-même dans ces espaces de publication alternatifs.

Le bot comme circulation

Un dernier aspect qui me semble important d’évoquer à l’issue de ces échanges entre makers de bot concerne la notion d’« écriture dispositive ». C’est une notion que j’ai développée ici et qui hérite de ce que Louise Merzeau appelait les « actions dispositives » désignant l’ensemble des actions des individus lorsqu’ils sélectionnent, organisent, éditent, réécrivent des ressources, au sein d’un dispositif d’éditorialisation collaboratif. Puisque ces actions sont avant tout des inscriptions et des écritures, notamment informatiques, je trouve pertinent de déplacer le focus sur la notion d’écriture :

L’écriture est ici performative, car elle agit autant sur le plan scriptural que sur un plan spatial en participant de l’agencement de l’espace numérique. L’écriture dispositive opère donc autant dans un environnement, que sur cet environnement. L’adjectivisation du terme dispositif n’est pas neutre. Ce glissement syntaxique est également un glissement sémantique, puisque le dispositif devient alors environnemental et pervasif.

greekanthology Pourquoi parler de ces écritures dans le contexte des bots ? Dans quelle mesure l’écriture des bots serait « dispositive » ? Il faut comprendre ici l’écriture du bot dans ses deux facettes : sa fabrique et ce qu’il fabrique. La seconde dépend bien entendu de la première, c’est-à-dire de sa conception et de son implémentation. Mais il n’est pas anodin de noter que certains concepteurs de bots sont aussi parfois les concepteurs des API mêmes que leurs bots exploitent. C’est particulièrement le cas des bots vitrines. On peut penser par exemple au bot @greekAnthology exploitant l’API de la plateforme anthologia.ecrituresnumeriques.ca, tous deux développés au sein du projet Anthologie Palatine de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques. Quel meilleur démonstrateur en effet qu’un bot pour communiquer de manière ludique sur les données et les connecteurs récemment mis à disposition par votre institution ? Dans ce cas précis, l’écriture des bots n’a-t-elle pas influencé son propre environnement d’exécution ?

Cette performativité est aussi celle de la dynamique de circulation générée par l’activité de ces bots. L’éditorialisation de contenus existants, dérivés ou entièrement originaux projette dans différentes sphères de communication des fragments de connaissances. Ces derniers sont agrégés, affichés dans des contextes toujours renouvelés, peut-être lus, notés, annotés, réutilisés, archivés. Ces inscriptions supplémentaires, qu’elles soient humaines ou non humaines, participent ainsi de ce que j’appellerais une conversation. Les multiples écritures et réécritures sont susceptibles de générer de nouvelles associations d’idées. À ce stade, l’activité des bots échappent enfin à leur concepteur ou conceptrice.

Cette déprise fait écho à la randomisation souvent introduite dans l’algorithme d’un bot. On attend certainement de ce dernier une certaine surprise. À la magie fascinante de l’aléatoire produit par le bot s’ajoutent ainsi les interprétations inédites de son public.

  1. La plateforme Hypotheses.org fait tout de même évoluer cette situation, en associant aux carnets de recherche un ISSN (identifiant international pour les publications sérielles). Les billets sur Hypotheses.org sont d’ailleurs indexés par le moteur de recherche ISIDORE.